Souvenirs

Publié le par Paul Chytelman

La mémoire est constituée d’un nombre infini de tiroirs rassemblés dans un secrétaire à secrets ; qu’un seul s’entrouvre et une infinité de souvenirs se ruent vers l’extérieur, un flot d’images envahit le cerveau, la mémoire s’active alors…

 

Un des tiroirs s’est ouvert, comme  mû par un ressort et un souvenir a jailli dans ma tête  se vidant par des pleurs que je n’ai pu retenir.

 

Ainsi, un jour de printemps 2006, alors que je me trouvais chez mes enfants, écoutant des chansons sud-américaines chantées par Arielle Dombasle, un air en langue anglaise me fit dresser l’oreille.  Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant la chanson écrite par Charles Trenet intitulée « Que reste t-il ?...

 

Le souvenir rattaché à cet air me remplit la tête

 

C’était tout au début de mon profond hiver, le 7 février 1944, lendemain soir de notre arrivée à Auschwitz, alors qu’exténués par une journée de « mise en forme », à apprendre à obéir aux ordres gutturaux et parfois contradictoires en langue allemande, langue que la plupart d’entre nous ne comprenait pas, la faim commençant à faire son œuvre dans les esprits avant qu’elle ne finisse à atteindre notre corps, las d’angoisse ayant eu la connaissance de ce qu’il était arrivé à ceux que nous avions laissés sur le quai de débarquement, ces longues volutes de fumée dense s’échappant des cheminées du camp voisin, nous avons été enfermés dans une grande pièce au premier étage du block 11, dortoir des primo arrivants en quarantaine de façade.

 

Le mur en copeaux de bois collés au ciment, agglomérat destiné à éviter le ricochet des balles tueuses, se trouvait en quasi permanence sous nos yeux ce qui  ne nous rassurait guère. Les bruits les plus divers circulant sur la fréquence des exécutions, d’ailleurs alimentés par les ∫∫ eux-mêmes qui à longueur de journées nous promettaient la mort, « un pou ta mort » « sabotage estimé, ta mort » « pour l’exemple, ta mort »…nous angoissait en permanence, le moindre agissement suspect d’un gardien nous affolait. Mille fois répétée, cette phrase « vous n’êtes pas dans un sanatorium », ponctuée de coups de bâton, nous mettait dans un état second, voisin de l’inconscience, abandonnant toute révolte contre le sort qui nous semblait réservé.

 

Allongés sur les planches qui étaient devenues notre couche, recroquevillés sous notre maigre couverture, le calme se faisait de plus en plus sensible, alors… m’appuyant sur un coude et sans m’en rendre compte je commençai en plainte mezza-voce désabusée, cette chanson de Charles Trenet.

Ma voix (j’avais alors une belle voix de ténor léger) s’éleva dans un silence devenu total et je déroulai jusque la fin cette chanson nostalgique.

 

 

Lorsque j’eus terminé, après les derniers mots sur les dernières notes, un calme effrayant dura quelques secondes et finit par se briser par des hoquets accompagnés de larmes, des sanglots s‘élevèrent de ci delà et Jacques me murmura à l’oreille : « t’aurais pas dû ».

Une porte s’ouvrit et un tonitruant, « vous n’êtes pas dans un sanatorium ! » « Rühe ! » (silence) retentit.

 

Ce souvenir s’était totalement estompé de ma mémoire. Depuis ce temps je n’avais jamais réentendu ce chant.

En ce jour, soixante années plus tard, tel un flash jailli de l’obscurité, je me suis retrouvé dans cette chambrée où la gorge serrée, dans l’inconscience totale de mes vingt ans, j’avais fredonné cet air.

 

Maintenant que je sais, je comprends mieux l’incongruité de mon chant et ce que mes camarades ont pu  ressentir. 

Publié dans nouveaux écrits

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R
<br /> J'ai été parcourir ton blog, tu épateras toujours...Grosses bises a vous deux.NATH ET PHILIPPE<br /> <br /> <br />
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